Extrait de La Souris

Avertissement

La fiction que vous allez lire a été imaginée avant l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes. Son écriture s’est faite pendant les premiers mois de la guerre mais l’action se situe en 2020 : la chaîne de fast-food McDonald’s y est encore présente à Moscou et Alexeï Navalny toujours vivant.
Le procureur général de la fédération de Russie a réclamé l’interdiction de vente de La Souris en Russie en juillet 2024, sous le prétexte que le livre dépeint de faux actes de terrorisme et de fausses scènes de violences, représentant ainsi un risque pour l’ordre et la paix sociale et qu’il pourrait « créer des interférences avec le fonctionnement des installations vitales, des transports ou des infrastructures sociales, des institutions de crédit, des installations énergétiques, industrielles ou de communications ».
Le livre commet aussi le sacrilège d’en finir avec les principaux responsables de Russie, dont le président, le patriarche de l’Église orthodoxe et les principaux propagandistes du régime.
Gueorgui Uruchadze, l’éditeur russe, a commenté en guise de réponse : « Désolé, camarades, mais en tant que professionnel de la littérature, je suis très heureux. Il n’y a aucun autre pays au monde où la littérature a un tel pouvoir. Ils ont pris cette apocalypse zombie au pied de la lettre. Les banques n’ont qu’à bien se tenir. Faites-le savoir tant qu’il n’est pas trop tard ! »
L’auteur et l’éditeur original de l’ouvrage ont été inscrits sur la liste des « agents de l’étranger ». L’auteur vit à présent à Berlin.

Prologue

Dmitri Danilovitch Mikhaïline savait à quel moment sa vie avait pris un tournant imprévu. Il se souvenait parfaitement de cette journée, comme si c’était hier et non pas quarante ans auparavant. Il se souvenait de la chaleur insupportable et de l’atmosphère étouffante qui régnaient dans la salle de réunion du Politburo. Il se rappelait l’agaçant gazouillis des moineaux à l’extérieur, devant la fenêtre. Et la goutte de salive qui restait figée au coin des lèvres de Léonid Brejnev.
Le secrétaire général du Comité central du PCUS, membre du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, maréchal, héros du travail socialiste et quatre fois héros de l’Union soviétique, dormait. Et il dormait depuis longtemps : il avait prononcé quelques phrases inintelligibles au tout début de la réunion, il s’était raclé la gorge, avait fait une pause, avait mâché à nouveau quelques mots, avait fait une nouvelle pause et… s’était assoupi. Il dormait depuis quarante minutes, et Mitia — il ne serait alors venu à l’idée de personne d’appeler Dmitri autrement que par son diminutif Mitia — était prêt à jurer qu’il avait entendu des ronflements. Mais s’agissait-il des ronflements de Brejnev ou de ceux d’un quelconque autre des membres du Politburo qui s’étaient assoupis en cette chaude après-midi ? Il ne pouvait l’affirmer avec certitude.
Mitia regardait, médusé, la salive du maréchal, quatre fois héros de l’Union soviétique. Cela le rendait furieux. Il imagina qu’il sautait de son siège, qu’il traversait la pièce en coup de vent, qu’il bondissait sur la table, qu’il la traversait en courant, renversant les tasses et les cendriers, qu’il courait jusqu’à la chaise sur laquelle Brejnev était affalé, qu’il l’attrapait par le revers de la veste et qu’il le secouait. Qu’il le réveillait ! Levez-vous donc, Léonid Ilitch, vous vous couvrez de ridicule ! Vous êtes le dirigeant d’un grand pays, comment osez-vous ?
Mais, bien sûr, Mitia ne fit rien de tout cela. Tout comme les autres personnes présentes, il continua d’attendre en silence que Brejnev se réveille.
En repensant à ces années, Dmitri Mikhaïline comprit soudain que s’il avait décidé de faire ce pas désespéré à l’époque, sa vie aurait pris une tout autre tournure. Elle n’aurait peut-être pas autant connu la réussite, mais elle aurait sans aucun doute évolué différemment. Et pas seulement la sienne, mais celle de centaines de millions, voire de milliards de gens… Mais il était trop tard pour y penser maintenant. Et il était temps de tirer le bilan de sa vie.
Les pages des journaux bruissaient dans l’atmosphère étouffante de la salle de conférence. De temps en temps, une personne assise à la longue table disait quelque chose à mi-voix à son voisin. L’idéologue en chef du pays, le très décharné camarade Mikhaïl Souslov, toussa à voix basse. Le ministre de la Défense, le maréchal Oustinov, fumait ce qui semblait être sa treizième cigarette. Il soufflait la fumée par le nez avec une telle force que même Mitia, qui était assis loin de lui, pouvait voir les poils s’agiter dans ses narines.
Mitia tourna la tête et fixa à nouveau la goutte de salive de Brejnev qui l’avait tant captivé. Il était maintenant envahi par un sentiment d’amère déception.
Il avait attendu ce jour. Il l’avait espéré. Ce devait être le jour qui changerait sa vie, car être invité en tant qu’expert à une réunion du Politburo, c’était un grand honneur. Y être invité à l’âge de 25 ans, c’était un honneur inouï.
Il convient toutefois de noter que Mitia lui-même n’avait pas été le moins du monde surpris par cette invitation. Après tout, c’était un génie. Il le reconnaissait ouvertement et sans fausse modestie. Pourquoi aurait-il dû être gêné ? À 15 ans, il était entré à l’université, à 22 ans, il avait soutenu sa thèse de doctorat. C’était l’homme le plus intelligent d’Union soviétique, et il semblait naturel que les dirigeants du pays veuillent entendre un rapport de sa part.
En ce jour fatidique, Mitia était pressé. Il avait traversé presque en courant, à bout de souffle, le jardin Alexandre, la place Rouge et, à 10 h 02, il se trouvait déjà dans le passage sous les voûtes du porche de la tour du Sauveur.
Le Politburo se réunissait tous les jeudis à 11 heures. Cette règle avait été instaurée par Vladimir Lénine et, bien que ce dernier reposât depuis longtemps dans le mausolée qui porte son nom, la règle qu’il avait instituée n’avait jamais été violée, même si elle n’était pas entièrement respectée.
Brejnev et les neuf « anciens » qui déterminaient le destin de l’URSS se réunissaient d’abord à huis clos, dans le fameux salon de noyer. C’est là qu’ils pouvaient discuter de toutes les questions et prendre toutes les décisions. C’est là qu’ils pouvaient se permettre de discuter d’égal à égal, loin des yeux des « petits camarades » à qui ils ne présentaient que les décisions qu’ils avaient prises et qui n’autorisaient aucune discussion.
Les débats dans le salon de noyer prenaient toujours du temps, et maintenant que l’état de Léonid Brejnev s’était détérioré, les discussions à huis clos tendaient à durer. Les « anciens » n’entrèrent qu’à deux heures moins le quart dans la salle de réunion où le jeune docteur ès sciences les attendait depuis près de deux heures.
Mitia regarda sa montre : trois heures et demie. C’était toujours la même chose : des toussotements, des bruits d’étoffe, une atmosphère étouffante et le silence. Ce n’est pas pour rien que l’officier de service de la porte du Sauveur s’était moqué de lui : il était venu, l’imbécile, à dix heures du matin — les réunions, tous ceux qui travaillaient au Kremlin le savaient, ne commençaient jamais à l’heure.
Soudain, le corps de Brejnev se mit à trembler légèrement. Les personnes assises à la table sortirent momentanément de l’état d’attente et se tournèrent vers le héros du travail socialiste. Celui-ci ouvrit les yeux, regarda lentement l’assistance et dit…
Ce que Léonid Ilitch dit exactement, Mitia ne le comprit pas, mais après ces mots — si, bien sûr, c’étaient des mots — les chaises grincèrent, leurs pieds claquèrent sur le parquet de chêne : les membres du Politburo se levèrent de leurs sièges. Mitia sauta de sa chaise. Il se leva si brusquement que le maréchal Oustinov le regarda en haussant les sourcils, tandis que le camarade Souslov retroussait son nez pointu en se tournant vers lui.
Les hautes portes à deux battants de l’antichambre s’ouvrirent et tous les membres sortirent. Un homme d’âge moyen, un administrateur, apparut dans l’embrasure de la porte et fixa Mitia, pour lui faire comprendre que la réunion était terminée et qu’il était l’heure des sandwichs à la langue de bœuf et au caviar. Mitia sortit docilement de la salle. Des chercheurs et des généraux, des directeurs d’usine et des dirigeants syndicaux se pressaient autour de la table dans l’antichambre. D’habitude, les experts n’étaient admis qu’ici — dans une pièce de petite taille avec une table ronde, où les visiteurs attendaient de pouvoir apercevoir les membres du Politburo et les secrétaires du Comité central qui sortaient de la salle de réunion. Pour se présenter à eux, leur remettre un dossier en espérant qu’un jour on se souviendrait d’eux et qu’on leur téléphonerait. Mitia avait bénéficié d’une marque d’attention exceptionnelle en étant admis dans la salle de réunion. Cependant, il ne savait pas du tout ce que cela pouvait lui rapporter.
Le brouhaha entourait Mitia comme un essaim d’abeilles. Il soupira et tendit la main pour prendre un biscuit sec dans le plat de cristal.
« Camarade Mikhaïline ? »
Mitia tourna lentement la tête. Un homme d’apparence quelconque, d’âge indéterminé, s’adressait à lui. Il avait un visage connu, mais Mitia ne se souvenait ni de son nom ni de ses fonctions… Arkadi Borissovitch ? L’assistant de l’assistant ?
« Mitia ? » L’homme sourit. « Vous vous appelez Mitia, n’est-ce pas ? »
Mitia prit l’expression la plus polie qui soit et répondit tranquillement :
« Oui, Arkadi Borissovitch, Mitia. Mitia Mikhaïline. »

Sur la table devant Dmitri Mikhaïline se trouvait un téléphone doté d’une fonction dictaphone qui était allumée. Cela faisait cinq minutes qu’il n’enregistrait que le silence. Dmitri Mikhaïline était complètement absorbé dans ses pensées.
Pourquoi avait-il répondu à ce moment-là ? Mais c’était bien compréhensible. Il voulait faire carrière, gagner de l’argent, connaître la célébrité, être reconnu. À 25 ans, c’étaient là des désirs tout à fait raisonnables…
Dmitri Mikhaïline toussa et reprit son récit.

Comme un collègue expérimenté l’avait expliqué un jour à Mitia, cet homme dont la fonction paraissait mystérieuse jouissait d’un pouvoir incroyable. Arkadi Borissovitch vivait dans l’ombre du trône du Kremlin et était un véritable roi des intrigues feutrées. Un mot de sa part, prononcé au moment approprié pouvait ruiner une carrière ou, au contraire, déterminer une trajectoire de vie très réussie.
Arkadi Borissovitch fixa Mitia avec intensité. Il semblait peser le pour et le contre de ce que lui seul connaissait et il finit par prendre une décision définitive.
« Mitia, j’espère que vous n’avez rien de prévu pour samedi ? J’aimerais vous parler en tête à tête. »
Ne croyant pas à sa chance, Mitia ne put qu’acquiescer en silence et Arkadi Borissovitch poursuivit :
« Vous viendrez chez moi, à la datcha. Soyez chez vous vers six heures du soir, je vous enverrai une voiture. »
Mitia hocha la tête, il remercia, il voulut lui tendre la main, mais il décida que si Arkadi Borissovitch avait voulu lui serrer la main, il l’aurait tendue lui-même.
C’est ainsi que s’acheva leur première conversation.
Les attentes et les perspectives du voyage de samedi obsédaient Mitia. Il ne remarqua pas comment passa l’heure suivante, ni s’il avait parlé à quelqu’un. Il ne se rappela même pas d’avoir remis le dossier du rapport à l’administrateur. Mais le fait qu’il n’ait pas réussi à présenter ce rapport, ça, il s’en souvenait. Cela et la goutte de salive.

Au sortir du Kremlin, Mitia courut au métro, il se rendit à son appartement de Sokolniki et se mit à attendre. Les deux jours suivants, il n’arriva pas à travailler. Il ne pouvait même pas se contraindre à lire un livre, se contentant de faire les cent pas dans son bureau, en attendant l’heure de la rencontre.
Le samedi, à 18 heures précises, une Volga noire entra dans la cour de son immeuble. Le chauffeur n’eut pas besoin de monter au deuxième ni de klaxonner : Mitia était prêt. Il était resté une demi-journée assis à la fenêtre, habillé et chaussé.
Le chauffeur, taciturne mais plein de tact, l’emmena après un « Bonsoir, Dmitri Danilovitch » hors de la ville à une vieille datcha de Peredelkino, et escorta Mitia, très nerveux, dans une propriété, couverte de pins. C’est là qu’Arkadi Borissovitch l’attendait, installé sous une petite tonnelle.
Ce soir-là, il était détendu, sa chemise était ouverte de trois boutons. Mitia s’assit dans le fauteuil en rotin qui lui était proposé et attendit en silence qu’Arkadi Borissovitch entame la conversation. Le maître de maison lisait un rapport qu’il tenait devant lui dans sa main légèrement recourbée.
De la fenêtre ouverte de la cuisine de la grande maison, qui se trouvait presque au centre du terrain, s’échappait une agréable odeur de pilaf. Arkadi Borissovitch était connu pour ses déjeuners et ses dîners : c’était là justement que se décidaient les grandes questions de la vie de l’URSS. Les ministres y étaient nommés et révoqués, grâce à eux, de nouvelles étoiles s’allumaient dans le ciel diplomatique, les présidents de toutes sortes de syndicats et d’associations lui devaient leur nomination. D’une manière générale, il s’agissait de dîners importants.
Arkadi Borissovitch traitait les questions de gastronomie politique avec le plus grand sérieux : son invité de ce soir — celui qui devait venir après sa brève rencontre avec Mitia — aimait beaucoup le riz pilaf et, pour l’occasion, Arkadi Borissovitch avait fait venir par avion une cuisinière de Boukhara, car elle faisait le meilleur pilaf de toute l’Union soviétique. À vrai dire, il avait déjà hâte de dîner et l’odeur alléchante du pilaf en train de cuire l’empêchait de se concentrer.
La cuisinière silencieuse, mécontente de devoir faire office de serveuse aujourd’hui, déposa silencieusement un plateau de sandwichs et une carafe de vodka devant Mitia et Arkadi Borissovitch. Les sandwichs étaient composés de saumon, de flétan et de caviar, et la vodka était glacée. Arkadi Borissovitch mit son rapport de côté, remercia la cuisinière et se tourna enfin vers Mitia :
« Je vous propose un menu de poisson aujourd’hui. Servez-vous ! »
Mitia saisit avec avidité un morceau de pain sur lequel brillait un morceau de flétan huileux — non seulement il n’avait pu travailler en attendant la réunion, mais il n’avait mangé que deux fois en trois jours. Arkadi Borissovitch sourit légèrement, lui versa de la vodka, se servit lui-même et leva son verre.
« À notre rencontre. Et à la réussite de notre entreprise commune ! »
Même maintenant, alors que toutes ses pensées étaient occupées par la conversation qui commençait, Mitia prêta encore attention au petit verre que tenait son interlocuteur. À première vue, il ne différait pas du sien, mais Mitia remarqua que le verre d’Arkadi Borissovitch avait un fond bien plus épais. Et si le verre de Mitia contenait cinq centilitres de vodka environ, celui du maître de maison n’en contenait que deux. Mitia se dit alors que c’est par ces petits riens que se dessine le pouvoir.
Alors que Mitia sentait la vodka froide lui brûler agréablement la gorge, Arkadi Borissovitch prit la parole.
« Vous vous intéressez à la génétique, n’est-ce pas ? J’ai lu vos travaux. J’avoue tout de suite que je n’y ai pas compris grand-chose, mais on m’a expliqué que vous vous intéressiez à la longévité humaine. Vous cherchez des moyens de prolonger notre vie naturelle ? »
Mitia acquiesça. Arkadi Borissovitch posa le verre à liqueur sur la table et se pencha vers Mitia.
« Vous ne parlerez à personne de notre rencontre et de notre conversation. »
Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Mitia hocha la tête une seconde fois.
« J’ai consulté des médecins et des chercheurs, aussi confidentiellement que nous nous parlons maintenant, et je suis certain que Monsieur Brejnev ne vivra pas une année de plus. Qui plus est, je sais que je ne suis pas seul à le savoir, mais que beaucoup de ceux que vous avez vus lors de la réunion de l’autre jour le savent aussi… Après la mort de Brejnev, commencera inévitablement une guerre de succession. Tous ceux qui le souhaitent, et je vous assure qu’ils sont nombreux, essaieront de prendre la place du secrétaire général. »
Arkadi Borissovitch disait, de façon générale, des choses qui allaient de soi, mais Mitia l’écoutait patiemment, car il supposait que son interlocuteur en viendrait bientôt au fait. Et Arkadi Borissovitch ne déçut pas ses attentes.
« La lutte pour le pouvoir est épuisante et contre-productive. Je vous ai invité ici aujourd’hui pour vous demander si la recherche soviétique pourrait faire quelque chose d’utile dans cette situation. Vos recherches sur la longévité humaine peuvent-elles avoir une application pratique ? »

« C’est ainsi que mon histoire a commencé. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire de l’Institut. » Dmitri Mikhaïline se tut à nouveau. L’âge faisait son œuvre, il se fatiguait de plus en plus vite, et il voulait maintenant terminer son testament et passer aux choses sérieuses. Mais Dmitri Mikhaïline n’abandonnait jamais ses projets à mi-chemin, et il continua.

Arkadi Borissovitch ne demanda pas à Mitia de soigner Brejnev. Il lui proposa de diriger un institut qui étudierait, pour ainsi dire, « l’immortalité fonctionnelle ». Le principe était simple : tant qu’il restait une activité cérébrale au secrétaire général, il continuait d’être secrétaire général. Arkadi Borissovitch et ses alliés auraient ainsi le temps de régler le transfert du pouvoir de manière intelligente et ordonnée. Sans tapage ni effusions inutiles. En d’autres termes, Arkadi Borissovitch avait besoin d’un « plan B » pour le cas où, à Dieu ne plaise, les médecins soviétiques échoueraient et que Léonid Brejnev mourrait. Il avait besoin d’un moyen de restaurer une activité cérébrale minimale chez le défunt.
En voyant combien Mitia était abasourdi, Arkadi Borissovitch s’empressa de préciser :
« Je ne vous demande pas de trouver le secret de la vie éternelle ou d’apprendre à ressusciter les morts comme le Christ de la Bible. Pas du tout, mais si vous arriviez à transformer l’eau en vin, je vous en serais particulièrement reconnaissant. »
Arkadi Borissovitch gloussa de sa propre plaisanterie et Mitia, obéissant aux règles non écrites de l’étiquette bureaucratique, sourit. Son interlocuteur poursuivit :
« Je répète que je ne m’intéresse qu’à l’activité électrique formelle. Pas à la conscience, pas à la capacité de parler ou de bouger — juste un cerveau semi-vivant. Si vous pensez que cette tâche est à votre portée, je vous fournirai les ressources nécessaires à sa réalisation. »
Et Mitia accepta. En fait, c’est à ce moment-là, sous la tonnelle à l’ombre des pins de Peredelkino, que le talentueux Mitia devint le respectable Dmitri Danilovitch Mikhaïline, directeur et fondateur de l’Institut de l’immortalité fonctionnelle.


Trois semaines plus tard, Dmitri Mikhaïline visita une modeste demeure située rue Povarskaïa, en face de l’école n° 91. Il faut savoir que cette demeure n’était modeste qu’à première vue. Plus précisément, elle avait un secret.
Tout passant qui décidait d’aller de l’Arbat au Sadovoïé koltso en empruntant l’agréable rue Povarskaïa ne voyait qu’un hôtel particulier à deux étages bien entretenu. Il ne s’agissait que des deux jolis étages d’une maison de négociant du début du xixe siècle, construite quelques années après le grand incendie de 1812. Mais seul le personnel de l’Institut savait que, sous la maison, enterrés, se trouvaient cinq étages de laboratoires, de bureaux, de couloirs sinueux et de vivariums où l’on gardait des animaux de laboratoire.
Dès octobre 1982, des dizaines de scientifiques se mirent au travail. Les meilleurs cerveaux de l’Union soviétique, sous la direction de Dmitri Mikhaïline, travaillaient sur le sérum d’immortalité. La tâche allait de soi : sauver les cellules cérébrales fragiles de la mort quand elles ne reçoivent plus d’oxygène. Après un arrêt cardiaque, les neurones commencent à mourir en quelques minutes ; sans oxygène ni glucose, ils émettent convulsivement leurs dernières impulsions et volent en éclats, projetant leur contenu à l’extérieur et transformant le cerveau en une bouillie aigre.
Dmitri Mikhaïline était inspiré, ses yeux brûlaient, il était flatté par l’ampleur véritablement biblique de la tâche qui lui était confiée. Que l’immortalité soit fonctionnelle, soit ! Mais il serait capable de vaincre la mort ! Il deviendrait l’égal d’un dieu ! Il n’y avait pas, dans toute l’Union soviétique, d’homme plus apte à jouer ce rôle, il en était sincèrement convaincu. Arkadi Borissovitch appréciait le zèle du jeune chercheur. Il avait déjà utilisé à plusieurs reprises le fruit du travail de fanatiques ambitieux. Il pouvait compter sur un tel allié.
Mais les experts qu’Arkadi Borissovitch avait consultés l’avaient induit en erreur de manière inattendue.
Brejnev ne vécut pas jusqu’à l’année suivante : il mourut en novembre, et cessa au même moment d’être secrétaire général. Au cours des premiers mois qui suivirent sa mort, Dmitri Mikhaïline craignit que l’Institut ne soit fermé, mais sous le nouveau secrétaire général, Arkadi Borissovitch ne perdit ni son pouvoir ni ses relations. Le travail se poursuivit.
Le nouveau dirigeant soviétique était Iouri Andropov, le président du KGB. Au moment de sa mort, en février 1984, l’Institut était prêt à subir son baptême du feu, mais le secrétaire général décéda si soudainement que les scientifiques n’eurent pas la possibilité de réagir à temps et de tout préparer. L’expérience de « résurrection » se solda par un échec total. Dmitri Mikhaïline expliqua cet échec — tant à lui-même qu’à Arkadi, mécontent (à ce moment-là, ils s’étaient mis à se tutoyer) — par le fait qu’il avait fallu trop longtemps pour amener le corps. Arkadi promit de tenir compte de ces erreurs à l’avenir. Son instinct lui disait que le nouveau dirigeant, Konstantin Oustinovitch Tchernenko, ne resterait pas non plus longtemps à son poste. Il était arrivé à la tête de l’URSS âgé et gravement malade.
Dmitri Mikhaïline n’était pas particulièrement contrarié de savoir que l’Institut n’avait pas réussi à empêcher le cerveau d’Andropov de se transformer en bouillie aigre. Humainement, l’ancien tchékiste lui était très désagréable. En outre, au moment de la mort d’Andropov, Dmitri Mikhaïline ne pensait plus qu’il suivait la bonne voie dans ses recherches. Il en était arrivé à cette conclusion à la suite d’un reportage qu’il avait écouté peu avant la mort du secrétaire général sur les animaux de l’Arctique qui hibernaient et qui étaient capables de rester longtemps sans oxygène. Ce reportage le conduisit à une idée très prometteuse.
Des dizaines d’écureuils terrestres de Béring ou sousliks, de rats-taupes glabres et de tortues à tempes rouges commencèrent à être amenés dans les laboratoires de l’Institut. Et même trois otaries. Les malheureux animaux étaient asphyxiés dans des chambres emplies de dioxyde de carbone. Les chercheurs observaient comment leur cerveau survivait à l’hypoxie et décortiquaient leur biochimie originale. Dmitri Mikhaïline ne se souciait guère des rats-taupes et des sousliks, mais il avait de la peine pour les otaries à fourrure. Il avait passé son enfance en Extrême-Orient et il lui arrivait de se souvenir de l’époque où les seuls amis qu’il avait étaient les cousins de ses sujets de laboratoire actuels, qui se prélassaient sur la plage.
Puis vint le temps des souris, des rats et des macaques, dans le sang desquels on injectait un cocktail de médicaments et de protéines censés prolonger la vie du cerveau mourant. Enfin, des ambulances aux vitres teintées se mirent à arriver à l’Institut en provenance des hôpitaux moscovites. Dans le silence de la nuit, sans gyrophare, elles se dirigeaient vers le bâtiment de la rue Povarskaïa et des hommes taciturnes, la veste boutonnée jusqu’au col, amenaient dans les laboratoires souterrains des corps — pour les besoins de la science.

Dmitri Mikhaïline marqua une nouvelle pause et but une gorgée de la grosse tasse posée à côté de lui. La tasse contenait du calvados, acheté en vue d’une occasion spéciale pour la somme fabuleuse de 20 000 dollars. Dmitri Mikhaïline soupira tristement : il avait eu l’intention d’ouvrir cette bouteille en l’honneur de la fin de son travail, en l’honneur de sa victoire. Et maintenant, il la buvait pour le jour de sa mort. Enfin, c’était là aussi une « occasion spéciale ». Elle ne se présenterait qu’une fois.

Il se souvenait encore en frissonnant de 1985 et de la mort de Konstantin Tchernenko. De la façon dont le corps du secrétaire général avait été amené au laboratoire — plutôt dans une salle d’opération transformée. Il se souvenait de l’arrivée d’Arkadi. De ses propres mains qui tremblaient un peu.

★★★